mercredi 20 février 2013

La Boue de Saint-Pierre, de Ralpanie Mwana Kongo

Pélagie n'a pas eu une enfance heureuse. Comment l'aurait-elle pu puisque sa mère ne lui a pas prodigué l'amour qui aurait pu être comme un rempart contre toutes les vâcheries de la vie ? Cette mère, Mâ Monique, qui aurait dû la protéger de son père, l'a traitée en rivale, comme si une petite fille pouvait grandir en nourrissant le désir de devenir la femme de son père. Pélagie a subi les viols de son père sans que personne ne vole à son secours, excepté son frère, Gaspard, qui sera bien sûr traité de menteur lorsqu'il ouvrira sa bouche d'enfant pour dénoncer ce qu'il savait, ce que tout le monde savait. Face à une mère tyrannique et un père immonde, le jeune garçon quitte le domicile familial et va se construire ailleurs où, à force de volonté, de courage, de travail, de patience, il parvient à se faire une situation confortable au point de devenir, plus tard, son propre patron.
 
 
Quant à Pélagie, elle tombe enceinte de son père deux fois de suite et donne naissance à François et à Dimenga. La vie étant décidément insupportable chez elle, elle est récupérée par Brice, qui au départ voulait simplement prendre du bon temps avec elle, mais devient finalement son compagnon. Une fille, Léonide, concrétise cette union, mais ce n'est pas le début d'une vie nouvelle, plus paisible, pour Pélagie. Son Brice est irresponsable, n'est pas capable de garder un emploi qui a pourtant été généreusement trouvé par son beau-frère, se ruine dans l'alcool et le jeu et c'est encore Pélagie qui doit faire des pieds et des mains pour qu'ils conservent leur logement, pour quils aient quelque chose à se mettre sous la dent. A défaut d'amour, Brice ne lui témoigne même pas la reconnaissance qu'elle mérite.

Bref pour tous, c'est comme s'il n'y avait rien de bon, de bien en elle. Elle est regardée comme la boue qui caractérise le lieu où elle a grandi : Saint-Pierre, une boue qui jette son anathème sur ce quartier et qui, en plus d'être la cause de l'insalubrité générale, provoque aussi tant d'accidents de la route. Cette boue, dont il est fait plusieurs fois mention dans le roman, est le symbole des malheurs qui accablent une population livrée à elle-même, alors qu'un tout petit effort de la part des hommes politiques suffirait à produire des résultats spectaculaires.
 
Un habitant de Saint-Pierre se lamente à juste titre :
"Nous vivons toujours dans la boue, mangeons et dormons dans la boue. Nos pieds sont noirs de boue. Pendant ce temps, le maire vit dans une ruelle bien goudronnée, rote et pète dans sa villa trois étages."
(La Boue de Saint Pierre, page 41)
 
Tanu, ce pays qui pourrait être le Congo ou un autre pays de l'Afrique subsaharienne,  n'est pas pauvre, mais les habitants vivent dans la misère, leur niveau de vie pourrait être largement amélioré, si seulement ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir pensaient à faire bon usage des deniers publics. On a tout ce qu'il faut pour vivre bien, mais on ne prend pas les bonnes décisions. Ce qui se passe à l'échelle de la nation est à l'image de ce qu'on observe dans le microcosme familial : on ne profite pas de ce qu'on a, on néglige la valeur de ce que l'on possède, croyant que l'air est plus doux, l'herbe plus verte ailleurs. Comme la chèvre de Monsieur Seguin, Louisa, l'épouse de Gaspard, ne se satisfait pas de la vie qu'elle mène avec son mari. Celui-ci n'a pourtant d'yeux que pour elle, il rentre sagement à la maison après son travail, qu'il ne fait prospérer que pour lui en faire profiter. Cependant Louisa se languit, alors même qu'une Pélagie aurait été tellement heureuse à sa place ! Comme Madame Bovary, elle prend un amant qui, à ses yeux, n'a rien de comparable avec son médiocre mari. Elle vit enfin des instants palpitants, à l'image de ses rêves, avant de se réveiller dans une réalité cauchemardesque.
 
Ce roman m'a fait penser à L'Hôte indésirable de Doris Kelanou, ou à cet autre de Donatien Baka, Ne brûlez pas les sorciers, dans leur manière de peindre la société moderne africaine, pour ne pas dire congolaise. Ralphanie Mwana Kongo a visiblement voulu lever le voile sur des sujets qui sont tus : la pédophilie, l'inceste sont plus fréquents qu'il n'y paraît en Afrique, les mères ne sont pas toutes aussi attentionnées qu'on l'aurait espéré : Louisa ne s'occupe pas de ses jumeaux trisomiques, Mâ Monique continue à aimer et à soutenir un mari qui a abusé de sa fille. L'image de l'homme est également dégradée. Heureusement, le roman se termine sur une image positive, celle de quelqu'un qui essaie de réparer les erreurs du passé, qui revient vers celle qui l'a aimé pauvre, alors que, ayant désormais une situation enviable, il lui suffirait de brandir un billet de banque pour avoir de nombreuses femmes à ses pieds.
 
J'aurais préféré que le narrateur manifeste un peu plus de discrétion, en effet il laisse trop transparaître son point de vue, au lieu de laisser le lecteur formuler le jugement qui s'impose, par exemple lorsqu'il qualifie de "niaiseries" les lectures de Louisa : "Louisa avait lu des romans à l'eau de rose, s'était abreuvée de mille et une histoires où une belle tombait amoureuse du prince charmant. Ces niaiseries avaient bercé son âme." (page 46) Ou bien, page 96 : "Il lui raconta des mensonges gros comme la lune, des baratins vieux comme le monde."
 
Je trouve également dommage que Pélagie, qui se présente au départ comme l'héroïne du roman, soit finalement éclipsée par la suite, au profit du couple Louisa-Gaspard, si bien qu'on aurait du mal à déterminer lequel des personnages est le personnage principal, ce pourrait bien être aussi Firmin, ce domestique témoin des frasques de sa maîtresse.  
 
Enfance, amitié, couple, Politique et fétichisme, relations parents-enfants, Ralphanie Mwana Kongo aborde plusieurs sujets dans ce premier roman.
 
Ralphanie Mwana Kongo, La Boue de Saint-Pierre, L'Harmattan, Paris, 2012, 160 pages, 16.50 €.
 
 

15 commentaires:

Françoise a dit…

Une agréable surprise ce premier roman ...je me suis surprise à retrouver les personnages avec beaucoup de plaisir, l'écriture plaisante y est pour beaucoup. a suivre, notre amie Ralphanie, très prometteuse !

Liss a dit…

Roman agréable à lire, en effet, chère Françoise, les Lettres africaines peuvent se réjouir de cette nouvelle plume !

Aimé EYENGUE a dit…

Merci, Liss de cet éclairage d'appoint.
C'est le genre de plume que nous nommerions volontiers "plume mosaïque". On s'explique: le roman n'est donc pas obligé d'avoir un personnage principal, comme la vie, telle qu'elle est faite de diversité et de foisonnement mosaïque, elle est plurielle, n'a pas de personnage principal, chacun est le personnage principal de sa petite vie(voilà une marque de fabrique originale que l'on suivrait bien dans le temps!).
Encore merci Liss, pour ce tableau saissant d'une fresque sociale des misères, en parlant de la boue: on traîne les autres dans la boue,on les avilit, on les apprauvrit,pour qu'ils essuyent la honte de vivre, pour qu'ils marchent à l'ombre, pour qu'ils vivent par procuration, sans vivre donc: sans vie, sans vivres... Vanités des Vanités... Et au final, tout homme passe!(Monsieur le Maire aussi, chère Ralphanie, rassure-toi.)

Une plume nous est née! Célébrons-là!
Bonne continuation à Ralphanie Mwana Kongo!

Cordialement

A.E

Liss a dit…

"chacun est le personnage principal de sa petite vie", j'apprécie la formule, cher Aimé, et puis pourquoi ne pas faire comme on le sent, en effet, plutôt que de se baser sur une organisation conventionnelle ?

Le rythme et la rime sont toujours au rendez-vous dans tes commentaires... et toujours de la suite dans les idées !

Jackie Brown a dit…

Encore un livre qui m'intéresse et que je ne trouverai probablement pas à la bibliothèque. Mais je note quand même.

Liss a dit…

Peut-être pas tout de suite à la bibliothèque, chère Jackie, car le roman vient tout juste de paraître et c'est un premier roman, mais si les abonnés en expriment la demande, pourquoi pas ? Si chez vous, là-bas, ça marche comme ici, les abonnés peuvent motiver l'acquisition d'un roman...

St-ralph a dit…

Ce petit monde n'a pas l'air bien rose ! Les drames familiaux sont toujours à prendre avec des pincettes ; même si le lecteur les adore. L'auteur aurait-il multiplié les situations maritales désastreuses pour ne pas laisser de côté des faits sociaux africains qui méritent d'être dénoncés ? La famille africaine serait-elle si désespérante ? A te lire, le tableau semble bien sombre.

Liss a dit…

Mon cher St-Ralph, pardon pour le retard avec lequel je réponds, ces temps-ci je cavale trop. Je trouve que tout est dans la mesure, dans ce roman, mais on sent la volonté de l'auteur de briser le non-dit sur certaines questions. Je te retrouve avec plaisir.

Ralphanie MK a dit…

Liss, je découvre aujourd'hui seulement cette critique littéraire de mon roman. Wa fasso koo ? Tu as pondu ce bel article, et ne m'a rien dit ?! Je suis bien confuse ! :-)

Merci d'avoir pris le temps de me lire en tout cas.

Liss a dit…

Ma chère auteure,
le seul regret que j'ai, c'est de n'avoir pu insérer des images, je ne comprends pas ce qui se passe, depuis que j'ai publié ton article ainsi que les suivants, je ne réussis pas à insérer les photos d'auteur et couvertures de livre.

Cunctator a dit…

Je viens de lire le compte rendu de Gangoueus, ce roman à l'air good. Je vais le lire. Bienvenue Ralphanie, chère soeur en lettres.

A suivre.

Liss a dit…

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la fratrie littéraire congolaise n'est pas près de souffrir d'extinction ! Entre ceux qui se déclarent et ceux qui nous font lire (rires !)... Franchement Cunctator, wapi ntangu beto ke ku tanga nge ?

Cunctator a dit…

Ah mama Liss, bika. Il faut mu baka ntangu ya ku manissa bima mu bandaka. Baka mwa extrait yayi:

"
Le roi Paul, à ce que disent les biographes de son temps, eut une jeunesse difficile. Dernier né d’une fratrie de trois enfants, il avait dû mettre en œuvre tout ce qu’on peut compter de turbulence et d’agitation pour attirer l’attention de ses parents plutôt admiratifs de ses deux ainés qui étaient, des enfants comme il faut. La nature dans sa grande justice et son goût pour ridiculiser les hommes, fait naître dans les familles des enfants aux tempéraments différents, parfois même opposés, regardez près de vous, vous verrez à quel point votre frère ou votre sœur vous ressemble peu. Nos familles, sortes d’assemblages de traits bigarrés, sont des kaléidoscopes dans lesquels certaines couleurs procurent plus d’agrément que les autres. Ainsi était la famille du roi Paul.
[...]
Paul, à la différence de son frère et de sa sœur qui étaient grands et fins, était petit, trapu, et manquait de cette douceur et de cette naïveté du regard qui les caractérisaient. Il avait dès l’enfance le regard de l’intrigue, le regard de l’ambition. Ses yeux étaient enfoncés comme ceux que nous montrent les toiles de maîtres illustrant des seigneurs des mers, pirates et flibustiers terribles quant au nom et quant aux faits. Remarquant cela, ses parents, ayant beaucoup d’esprit et d’une nature moqueuse, prirent des libertés avec les conventions des affections filiales de leur temps, selon lesquels on devait traiter ses enfants en monarques absolus, ne purent s’empêcher de le surnommer Paul le rouge. Selon eux ça faisait chef de barbares ou chef de pirates. Ils avaient raison, on ne pouvait prétendre à autre chose avec un nom pareil de toute façon. Son nez, d’une taille qu’on avait rarement vu portée par un visage d’enfant, annonçait une forte inclination pour le mouvement, l’aventure, l’exubérance. Il était déjà très grand dès son enfance, ce nez. Peut-être le bon Dieu lui avait-il donné un grand nez d’adulte pour qu’il sentît mieux que les gens de son âge. Le reste de sa vie ne l’a pas démenti. Paul avait vraiment du flair. Selon les plus fins connaisseurs de la politique du royaume, c’est à son flair qu’il devait ses plus grands succès. Ses oreilles, concurrentes en grandeur de son nez, faisaient penser à ces étranges bêtes qu’on nomme chauve-souris ; elles étaient si grandes et décollées qu’elles ressemblaient à des ces bêtes mi- oiseaux, mi- rongeurs.

Philippe Ngalla-Ngoïe, tous droits réservés.

En toute amitié, je t'offre ce bout de texte. Tu me diras ce que ça t'évoque.

Liss a dit…

Ah ! nge aussi, yinki nge ke na ku vingila ? Pourquoi continuer à nous faire attendre ? Voilà un portrait bien brossé, qui donne envie de découvrir ce qu'in advint de ce Paul, quoique nous sachions déjà qu'il sera roi, mais comment ? Par quelles voies ? A la grande surprise de ses parents ? Par contre difficile de savoir dans quelle contrée on se trouve : nous entraînes-tu sur les terres africaines ou sous les cieux occidentaux ?
Merci pour ce partage et vivement la parution de l'ouvrage entier !

Cunctator a dit…

hahahahahahahahaha, si tu savais, aaah Paul. Il faut qu'il naisse, je l'aime déja ce bébé.