lundi 17 décembre 2012

La femme aux pieds nus, de Scholastique Mukasonga

Aussi loin qu'on remonte dans les civilisations, le manque de sépulture a toujours constitué la pire des choses qui puisse arriver à ceux que nous aimons et qui sont partis. Le corps des disparus ne peut être laissé exposé à toutes les profanations ! Antigone, dans la pièce éponyme de Jean Anouilh, ne recula même pas devant la menace de mort pour offrir un semblant de sépulture à son frère Polynice. Ce dernier, considéré comme hors la loi, ne devait pas, suivant l'ordre de Créon, le roi, recevoir de funérailles. Son corps était condamné à être mangé par les bêtes. Mais Antigone brava l'interdit, elle savait que quiconque transgresserait cette loi serait puni de mort, mais elle ne pouvait résolument rester sans rien faire. Avec une pelle d'enfant, et quand on lui arrache celle-ci, avec ses mains, ses ongles, elle gratta la terre pour en recouvrir un tant soit peu le corps de son frère.
 
"Quand je mourrai, quand vous me verrez morte, il faudra recouvrir mon corps", disait la maman de Scholastique Mukasonga à ses filles, "c'est vous mes filles qui devez le recouvrir. Personne ne doit voir le cadavre d'une mère". (page 12) Toute la famille de Sholastique Mukasonga sera exterminée comme des milliers d'autres familles tutsi. Elle seule survivra, c'est donc à elle d'accomplir ce devoir de sépulture, d'une manière ou d'une autre.


 
"Maman, je n'étais pas là pour recouvrir ton corps et je n'ai plus que des mots", de "pauvres mots" qui "tissent et retissent le linceul de ton corps absent." (page 13). 
 
La femme aux pieds nus, deuxième ouvrage de Scholastique Mukasonga, est clairement un hommage à la mère, un témoignage de ce que fut Stefania, de ce que furent toutes ces femmes rwandaises que la Mort n'enleva pas comme un voleur, mais qu'on lui offrit, pour que disparaisse tout un peuple ! Pourtant il en reste des Tutsi, car malgré tout l'acharnement dont il peut faire preuve, il n'est pas dans le pouvoir de l'homme d'exterminer complètement un peuple.

Mais si les hommes subsistent, la mémoire du passé ne subsiste pas avec eux automatiquement, si la transmission n'est pas faite. Et ce livre est surprenant en ce que, contrairement à ce qu'on aurait pensé, ce n'est pas un livre macabre, il est tout plein de vie, la vie du Rwanda d'autrefois, d'avant le génocide, et pourtant celui-ci pèse déjà de toute sa silhouette massive et oppressante. C'est cet éclat de la vie sur la face même de la mort que je trouve admirable dans La Femme aux pieds nus.

Ils sont vus comme la teigne qui gâte le vrai peuple, celui qui aurait été déclaré d'une souche supérieure ; ils sont de trop dans la société, et donc on les repousse dans les zones les moins agréables, avant d'en finir simplement avec eux. Et pourtant, malgré cet arrêt de mort qui n'attend que le moment favorable pour s'exécuter, les Tutsi tentent de suivre la courbe des jours, comme si le soleil brillerait toujours sur leurs rêves. Les femmes surtout ont à coeur de réinventer leur vie dans cette prison sans murs qu'on a bâtie autour d'eux en déportation. Stefania par exemple mobilise tout son monde pour faire surgir l'inzu sans lequel une Rwandaise ne pourrait se sentir vraiment chez elle.

Ce bourdonnement de la vie transparaît dans la description des coutumes, des plaisirs, des activités quotidiennes qui composent l'existence des Rwandais.  Ces description sont faites au travers d'une prose simple qui
montre avec plus d'acuité à quel point les choses peuvent basculer du jour au lendemain, exactement comme lorsque le lecteur est rattrapé par le tragique au détour d'un passage plutôt plaisant. Par exemple cet extrait sur l'introduction et la propagation des W.C. :

L'étonnant, disait Marie-Thérèse, c'est que vous êtes assise sur une poterie qui a la forme de votre derrière, vous pourriez y rester des heures ! On eut un peu de mal à comprendre que la poterie en question, c'était le col d'une cruche qu'on avait décapitée avec soin et qui faisait office de cuvette comme celles que je découvris bien plus tard à Butare. [...] Les femmes convainquirent leurs maris de creuser de nouvelles fosses pour  y adapter les mêmes commodités que chez Marie-Thérèse. C'était le progrès, amajyambere ! Comment auraient-ils pu savoir que beaucoup creusaient leurs tombes.
(page 114)
 
Les massacres proprements dits ne sont pas décrits, juste évoqués. Puis, à la fin, l'auteure rapporte un cauchemar où on lui demande : "As-tu un pagne assez grand pour les couvrir tous ?" (tous ces morts) Quel plus beau et plus grand pagne que celui qu'offrent les mots, pour honorer les victimes du génocide et leur redonner vie ?

Le prix Renaudot 2012, attribué à Scholastique Mukasonga pour son roman Notre Dame du Nil contribue à tisser le linceul de ces absents.

 
Scholastique Mukasonga, La femme aux pieds nus, Editions Gallimard, collection Folio, 2012, 176 pages. Titre précédemment paru dans la collection "Continents noirs" en 2008.

6 commentaires:

Ralphanie Mwana Kongo a dit…

Si seulement l'auteur du livre pouvait lire ce texte.. Il est si bien écrit. :-)

Non, le livre n'est pas macabre, comme tu le dis.

Et l'angoisse des premières pages (celles où la mère anxieuse, passe son temps à chercher des cachettes pour ses enfants) fait vite place à
une évocation de souvenirs plus agréables et même très drôles parfois : Les mariages, les nouvelles modes venues de la ville, le pain (aliment rare très apprécié), ...

Shcolastique, est l'une des plus belles plumes africaines que j'ai lues jusqu'ici.

Impatiente de découvrir son Renaudot.

Liss a dit…

Cette angoisse des premières pages prend vraiment le lecteur au piège, car on s'attend à ce que, malgré toutes ces précautions (inutiles) de la mère, le tragique explose, puisque c'est ce qui s'est passé : la disparition de toute la famille, or ce qui explose, ce sont plutôt les souvenirs...
Merci pour tes mots, Ralphanie.
Tu apprécieras "Notre Dame du Nil", où l'auteure montre avec beaucoup de pertinence comment la manipulation enclenche le porocessus de destruction.
Une belle plume, je partage ton avis.

Françoise a dit…

superbe ce livre,superbes tous les textes de Scholastique Mukasonga ! elle écrit avec beaucoup de pudeur, et c'est très efficace. J'ai une tendresse particulière pour ce livre là, c'est un hommage magnifique à la mère, je me souviens de ma propre émotion en le lisant. Oui, c'est une sacrée belle plume cette Scholastique, et je suis extrêmement contente qu'elle ait eu le Renaudot

Liss a dit…

ça été une telle satisfaction pour nous tous, ce Renaudot ! Beaucoup de pudeur, en effet, et les axactions subies, la douleur éprouvée n'en sont que plus vives. Une plume à suivre !

St-ralph a dit…

J'étais certain d'avoir laissé un message sur l'une de tes précédentes analyses concernant cette romancière. Je viens de me relire et je crois bien que je commencerai à la découvrir par "Notre Dame du Nil".

Quand les hommes se font la guerre, ce sont les femmes qui récoltent les blessures des âmes et des coeurs parce que ce sont les gardiennes des vies. Elles sont les mères des enfants et des hommes. Quelle responsabilité ! Les larmes d'une femme en dit plus long sur la vie de la famille, du clan, de la société.

Liss a dit…

"Quand les hommes se font la guerre, ce sont les femmes qui récoltent les blessures des âmes et des coeurs parce que ce sont les gardiennes des vies."
C'est si bien dit ! Tu étais intervenu, en effet, sur "Notre Dame du Nil". Les deux livres sont différents et je pense aussi que le roman serait une bonne porte d'entrée dans l'univers de MUKASONGA.