lundi 2 juillet 2012

Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga

"Notre-Dame du Nil" est le nom d'un lycée, situé à quelques kilomètres du Nil, de sa source plus précisément, au Rwanda. Celle-ci est placée sous la bienveillance d'une Madone, représentée avec les caractéristiques des autochtones : elle est noire et pourrait faire penser à une Rwandaise. Elle est baptisée "Notre-Dame du Nil". Bien évidemment le lycée construit tout près de ce lieu, devenu lieu de dévotion, porte le même nom, d'autant plus que c'est un établissement pour filles uniquement, pour la future élite féminine du pays, autrement dit des jeunes filles appelées à un destin et un comportement exemplaires, enviables, comme ceux de la Vierge.




Fréquenter le lycée Notre-Dame du Nil, c'est avoir la garantie d'un "beau mariage" puisque les personnalités du pays viennent choisir là leurs épouses, les hommes politiques surtout. Autant dire que n'y entre pas qui veut, il faut en général être issue d'une famille aisée et surtout réussir les concours d'entrée, répondre aux critères de sélection. Un critère en particulier est examiné de près : Hutu ou Tutsi ? Les filles Tutsi sont acceptées en nombre très limité, un quota est établi chaque année, qui doit être scrupuleusement respecté au risque de provoquer le mécontentement de celles et ceux dont le zèle n'a d'égale que leur ambition personnelle.

Ainsi, alors que le roman se présente au départ comme une innocente invitation au coeur d'un établissement pour jeunes filles, afin d'y vivre les préoccupations de leur âge, l'esprit de compétition qui y règne,  les rêves qui sont les leurs, il devient une sorte de loupe révélant la présence de quelque chose de monstrueux, qui se précise peu à peu et se développe à une allure vertigineuse.




Le lecteur est très tôt confronté à des éléments inquiétants, il est gagné par la peur diffuse qui anime certains personnages malgré eux, une peur qui se cristallise autour de la question des origines. Il y a d'une part les "vrais Rwandais qui ont la force de manier la houe" ou "peuple de la houe", "race majoritaire",  les "Bahutu" dont la terrible Gloriosa se targue d'être un bel échantillon ; et d'autre part ceux qui seraient venus d'ailleurs : d'Ethiopie ? de l'empire des pharaons noirs ? Ils sont assimilés à des "parasites", des "Inyenzi", des "cafards", comme Veronica et Virginia, qui auront à affronter le mépris de leurs camarades et connaîtront les plus mauvais traitements. Celles qui sont "métisses", moitié hutu, moitié tutsi, ont une position encore plus délicate. Suscitant la méfiance d'un côté comme de l'autre, elles devront s'efforcer de faire oublier leur part tutsi aux yeux des Hutu, même si elles ne sont pas insensibles à tout ce qui touche les Tutsi dont elles se sentent proches. Cette dualité peut se révéler d'une extrême ingratitude, comme l'expérimentera Modesta.

Malgré l'étroite surveillance et les brimades dont elles peuvent être l'objet au sein du lycée, les jeunes filles tutsi multiplient les efforts pour y être acceptées, car la pespective de faire des études au lycée Notre-Dame du Nil et même de les poursuivre au-delà représente pour elles le moyen de sortir de leur condition d'opprimées : "Quand on est étudiante, pensait Virginia, c'est comme si on n'était plus ni hutu ni tutsi, comme si on accédait à une autre "ethnie". " (p. 125)

La fracture ethnique est telle qu'il n'est plus possible de vivre librement, de respirer pleinement, de se sentir comme les autres... La sérénité, il faut désormais la chercher au bout de l'exil. Cette fracture est apparue avec l'implantation du colon qui, tour à tour a encensé les uns et maudit les autres, au point que les enfants d'un même pays se sont transformés en irrémédiables ennemis. Voici le témoignage du père Pintard :

"Lorsque je suis arrivé au Rwanda, cela fera bientôt quarante ans, on ne jurait que par les Tutsi, les évêques comme les Belges. [...] Et puis les Belges et les évêques ont retourné leur veste, ils ne jurent plus que par les Hutu, les braves paysans démocrates, les humbles brebis du Seigneur."
(p. 152)

Des termes comme "se déhutuhiser" ou se "détutsiser" font leur apparition ; des enfants ont honte de leur mère parce qu'elle est de l'autre ethnie et lui en veulent même parce qu'à cause d'elle ils estiment porter une tache. Ce sont des choses tellement choquantes qu'on perçoit avec une vive acuité la lourde responsabilité qu'ont les parents dans l'éducation de leurs enfants et la formation de leur mentalité. Avant d'accuser la société en général, ce sont d'abord les parents qui sont responsables de leur progéniture : quelles valeurs lui transmettent-ils ?

Activisme politique, orgueil démesuré de ceux qui se considèrent comme des êtres supérieurs, occidentalisation des mentalités (blanchiment de la peau, défrisage des cheveux...), hypocrisie religieuse, chantages sournois... le roman révèle tout cela avec une simplicité qui souligne davantage l'implacable marche d'un pays vers un sombre destin. Il se veut également préservation des mythes et des légendes qui constituent le patrimoine culturel d'un peuple, autrement dit son âme, des mythes auxquels l'auteure offre comme une seconde jeunesse dans les pages de son livre. Mais le roman Notre-Dame du Nil montre avant tout la genèse d'un génocide qui s'est perpétré dans la plus grande indifférence.

Scholastique Mukasonga (rescapée du massacre des Tutsi), Notre-Dame du Nil, Gallimard, 2012, 234 pages, 17.90 €.

10 commentaires:

St-ralph a dit…

Je n'aime pas beaucoup aborder les problèmes de société par l'angle politique. Un schéma trop classique qui empêche de comprendre la réalité mais semble vous obliger à prendre position. Et parce que je n'aime pas prendre position sans comprendre, je ne me mêle jamais des problèmes des pays africains.

J'avais commencé, il y a presque six ou sept ans, un livre sur le Rwanda que je n'ai jamais terminé. Tout le monde veut parler de génocide sans nous faire connaître les germes de la société qui ont abouti à cela. Ce roman que tu nous présentes répond donc pleinement à mon attente. Il me suffira de connaître la structure et le fonctionnement de la société rwandaise pour imaginer le drame que tout le monde connaît. Merci donc pour cette découverte.

Liss a dit…

Cher St-Ralph,
je comprends tes réticences, "ne pas prendre position sans comprendre", c'est absolument essentiel. On a trop tendance à juger de l'extérieur, à tirer ses conclusions alors que le problème est bien plus complexe. Dans ce roman-ci on voit bien que plusieurs facteurs se sont conjugués pour aboutir à ce que nous connaissons.
Pour ton projet de livre, c'est dommage que tu l'aies laissé en plan, tu peux modifier l'angle d'attaque et reprendre ? Enfin je comprends que ce ne soit pas aisé d'en parler comme ça, certains auteurs ont fait le déplacement jusque là-bas pour se sentir plus à même de s'exprimer au sujet de ces massacres. J'espère que tu retrouveras la motivation ainsi que les moyens de le terminer !

Françoise a dit…

J'aime cette femme qui écrit des choses terribles avec beaucoup de pudeur ! ce roman nous montre bien le climat précédent le génocide, comment les rouages étaient en place pour que tout s'embrase...mais malgré tout la vie quotidienne continuait .Et c'est l'occasion pour Scholastique Mukasonga de bien nous décrire cette vie qu'elle a connue, les coutumes de son pays auxquelles elle est attachée.Son blog nous donne aussi des détails intéressants .
Liss, tu aimeras ses textes précédents, ce sont des récits autobiographiques très émouvants, parfois assez insoutenables mais indispensables à lire, je trouve .

Liss a dit…

Tu m'avais parlé de "La femme aux pieds nus", je crois, ton préféré ? Il faudrait que je me le procure. C'est une femme qu'on a envie de suivre...

St-ralph a dit…

J'ai sur le Congo (RDC) le même comportement: ne pas me permettre de faire le savant alors que j'ignore tout. J'ai acheté des livres sur le Congo ; des livres dont je remets sans cesse la lecture à plus tard. Il y a trois semaines, j'ai acheté un livre magnifique ! Le titre ne laisse pas deviner qu'il parle du Congo : Le rêve du Celte de Mario Vargas Llossa. Magnifique ! On y découvre trois histoires coloniales effrayantes ! C'est un livre qui m'aidera à aller plus avant dans la connaissance du Congo. J'ai toujours admiré notre ami Obambé qui a une connaissance extraordinaire et juste de la Côte d'Ivoire. Je tâcherai de l'approcher... sans jamais l'atteindre. Et pour la connaissance du Rwanda, je pense que le doux nom de Notre-Dame du Nil fera l'affaire.

Bonnes vacances pleines de belles lectures, chère Liss ! J'espère pouvoir poster mon dernier billet avant mon départ en vacances jeudi prochain. La fin de l'année a été trop agité pour moi.

Liss a dit…

Comme moi, tu achètes au quart de tour, puis il faut trouver le temps de lire tous ces livres dont nous faisons l'acquisition, mais quand une pépite se distingue parmi les autres, on se jette dessus. Ton rêve du celte semble en être une, on attend ton billet !
A tou aussi, bonnes vacances ! Qu'elles soient agréables et reposantes. Où que tu ailles, j'espère que tu vas te régénérer et oublier ta fin d'année tumultueuse.

Obambé GAKOSSO a dit…

Le Rwanda, son génocide, ses écrivains, les écrivains non-rwandais qui se sont penchés dessus. On en reparlera des décennies encore.

J'ai lu ce livre et j'ai approuvé.

@+, O.G.

Liss a dit…

Toujours à la pointe de l'actualité littéraire, Obambé, on dirait que tu les connais tous, ces auteurs, eux aussi bien que leurs textes !

Jackie Brown a dit…

Je viens de lire ton billet après l'annonce du prix Renaudot. En effet, ce livre semble intéressant. Il me fait penser au livre d'Hadidja Nyiransekuye qui parle du Rwanda de l'intérieur (si je puis dire). Ce livre n'est malheureusement pas à la bibliothèque, mais peut-être qu'avec le prix Renaudot...

Liss a dit…

Je pense aussi que tu as de grandes chances de le trouver à la bibliothèque maintenant qu'il a été couronné. Ce roman ainsi que le prix qu'il remporte réparent l'indifférence ou plutôt le silence qui a pesé sur le génocide, comme tant d'autres massacres qui ne sont portés à la connaissance du large public que grâce au travail des romanciers.